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Librement romancé et inspiré par « Le grand krach de l’attention – la publicité une bombe au cœur de l’Internet » de Tim Hwang, écrivain, avocat et chercheur sur l’impact politique des technologies. Toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite (ou pas).

champagne

Cédric Chabricole était la nouvelle recrue dans la rédaction. Il n’en menait pas large dans le couloir étroit qui le dirigeait tout droit vers le bureau du rédacteur en chef. On pouvait lire « JLB » en lettres capitales, imposantes et dorées sur la porte capitonnée dont l’aspect feutré jurait avec le reste de l’open space central composé de bric et de broc. Avec le succès exponentiel de la jeune entreprise, l’ameublement ne suivait pas le recrutement frénétique des auteurs pour assouvir l’insatiabilité productiviste de JLB. « Un article par jour ou rien ! » C’est le mantra que le rédacteur en chef prononçait tous les matins en sortant de l’ascenseur, d’une voix tonitruante qui faisait sursauter les vaillantes équipes en place dès potron-minet ; elles n’en pouvaient plus de ce rythme de publication insoutenable, mais le capitaine du navire tenait bon. Il faut dire qu’il avait la pression des actionnaires depuis que l’association etourisme.info avait été rachetée par les P&P, de riches canadiens excentriques dont on ne connaissait que les initiales de leur prénom et leur avatar dans le métavers, pour en faire un média international qui dépasserait les frontières francophones. Le design du blog avait été revu avec élégance, esthétisme et ergonomie, ainsi les abonnements et les articles se vendaient de mieux en mieux. Le tourisme bashing n’intéressait plus personne depuis que la virulente mycose du chat domestique occupait tout l’espace médiatique. À l’exception de quelques irréductibles occitans originaires de Parenbonum, ils persévéraient à s’insurger sur leur mur Facebook, en circuit fermé, car le réseau social perdait des dizaines de milliers d’abonnés tous les jours au détriment d’Horizon World et sa promesse d’un monde meilleur comme une échappatoire : s’évader dans le virtuel permettait de s’affranchir ponctuellement des maux du monde réel.

« JLB ». Cédric prit un instant de réflexion. Comme Jean-Louis Borloo ? Impossible, il serait tombé bien bas après une carrière politique ascensionnelle. L’autre acronyme qui lui vint immédiatement en tête était Jeunesse Laïque de Bourg-en-Bresse, une équipe de basket dans laquelle il avait excellé avant que sa croissance mesurée ne l’éloigne progressivement du parquet. Du banc de touche, il pouvait tout voir, analyser et même anticiper. Il se souvint d’avoir usé de cet argument insolite et de ses qualités d’observation lors de son entretien d’embauche pour le poste de prospectiviste qu’il avait brillamment brigué face à un certain Paul dont le dernier papier n’avait pas suscité suffisamment d’audience. Son titre « Comment les enseignements d’Arthur Schopenhauer pourraient réguler les flux touristiques afin d’éviter le sur-tourisme autour des sentiers du ballon d’Alsace ? » n’était vraisemblablement pas assez attrape-clics. Le choix de ce philosophe n’était pourtant pas vain, il était l’auteur d’une maxime qui aurait pu plaire aux Canadiens : « Si les autres parties du monde ont des singes ; l’Europe a des Français. Cela se compense ». Mais le blog était aujourd’hui financé grassement par la publicité et le nombre de clics était le seul juge de paix. L’engagement prenait le pas sur le fond. Pris dans ses pensées, Cédric se résolut finalement à frapper à la porte.

« Entrez Chabricole, je vous attendais ! » entendit-il de l’autre côté de la porte. Il s’exécuta prestement craignant de froisser l’impatience perçue dans l’intonation de son supérieur.

« Vous êtes à peine arrivé et j’ai beaucoup entendu parler de votre dernier papier, c’est pourquoi vous êtes ici. Je suis Jean-Luc, appelez-moi par mon prénom, Bourrin c’est mon nom » dit-il comme s’il endossait le rôle principal imaginé par Ian Fleming et avant de ponctuer « Duplanqué, apportez-nous deux cafés ! ».

Quel personnage contradictoire pensa Cédric, il souhaitait se faire appeler par son prénom en invectivant ses collaborateurs par leur nom ! Ludovic Duplanqué était le cofondateur du blog. Son brûlot au sujet d’un grand voyagiste avait engendré un bad buzz retentissant, à un tel point que son auteur avait été écarté sous la pression des actionnaires. Il ne participait même plus aux conférences de rédaction, son accent auvergnat à couper au couteau en face-à-face avec celui des Canadiens engendrait de réelles problématiques de communication, les protagonistes passant l’essentiel de leur temps sur Google Tabernacle, une application de traduction instantanée. La seule prérogative accordée à Ludovic était son rôle de préposé. Il occupait un petit angle de bureau au fond de la pièce immense, sur lequel trônait fièrement une machine à café dernier cri et une bouteille de Dom Pérignon, réserve personnelle de JLB débouchée à chaque 100ème « J’aime » sur son dernier post LinkedIn. L’appât du like l’invitait incidemment à quelques publications sponsorisées en piochant discrètement dans la caisse. Le comptable Pierre occupait un bureau voisin séparé par une porte coulissante vitrée et il n’était pas très regardant sur les comptes, bien trop occupé par son nouveau projet professionnel : une place de marché pour la commercialisation des hébergements reconvertie dans la vente de régimes de bananes. Les agences de voyage en ligne avaient sifflé la fin de la récréation et exerçaient une forme d’hégémonie qui sonnait le glas pour tout autre canal de distribution. La plateforme ainsi reformatée permettait de désintermédier le marché, en mettant en relation directe consommateurs et producteurs rémunérés au juste prix. Pour le moment, Pierre planchait sur une technique innovante de référencement naturel en essayant de placer le plus d’occurrences du mot “banane” dans ses pages Web. L’idée géniale ? Un blog d’histoires drôles sur les bananes. À son air jovial perceptible derrière la vitre, Cédric avait compris que la dernière trouvaille de son nouveau collègue était particulièrement réussie. Pierre répétait sa blague en articulant avec une telle conviction que l’on pouvait lire distinctement sur ses lèvres l’objet de son forfait :

— T’as une banane dans l’oreille.

—  Quoi ?

—  T’as une banane dans l’oreille

—  De quoi ?

—  T’AS UNE BANANE DANS L’OREILLE

—  Parle plus fort, j’ai une banane dans l’oreille !

Pierre avait poussé le vice à s’habiller tous les jours en jaune, la couleur de son fruit préféré. Le type avait fière allure ce jour-là dans son gilet jaune collector ODIT France que lui avait offert Philippe, son dernier stagiaire. Ce dernier, un peu éméché lors de son pot de départ, avait provoqué l’hilarité de son tuteur en lui confessant « Tu verras, un jour ce gilet jaune, il fera la une de tous les JT pendant plusieurs mois ! ». Pierre avait pensé en son for intérieur que ce serait bien la première fois qu’ODIT FRANCE ferait parler d’elle et que dans quelques années seuls quelques retraités du tourisme pourraient encore déchiffrer cet acronyme. Décidément son sens de l’humour n’avait pas de limites même déontologiques.

Le bureau de JLB était impeccablement rangé, rien ne dépassait, si bien que Cédric n’eut aucune peine à remarquer que son rédac chef avait imprimé son dernier papier qui était la source de son entretien matinal improvisé. En levant les yeux, il prit un temps d’observation devant le visage de son interlocuteur qui semblait peu à peu montrer des signes de désarroi. À quoi pensait-il ? Certainement au 99ème like qui ne venait pas sur LinkedIn et à sa prochaine tournée de Dom Pérignon.

« J’ai lu votre papier et je suis assez circonspect. J’ai les Canadiens qui me collent aux basques chaque année lors du Conseil d’Administration de clôture des comptes. Ils m’attendent sur les taux de clics heureusement toujours en hausse grâce à François notre webmarketeur senior qui optimise notre budget publicitaire on-line comme un basque, en obtenant des taux d’engagement ha-llu-ci-nants ! ».

François avait été engagé comme community manager puis son poste avait évolué comme gestionnaire de campagnes depuis que le classement des destinations sur les réseaux sociaux était exactement proportionnel à celui des organismes qui investissaient le plus en publicité. Par ailleurs, les influenceurs avaient supplanté les community managers dans l’animation des communautés. Un comble puisque ces mêmes community managers avaient porté aux nues les influenceurs à grandes embardées de programmes d’ambassadeurs et autres rencontres entre Instagrammeurs, sans même se douter qu’ils étaient en train de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. On enseignait même l’influence à l’Université avec des listes d’attentes interminables pour intégrer le cursus de formation vers un nouveau métier qui faisait rêver les jeunes bien plus que boulanger, pompier, médecin et même cuisinier dans la restauration. Ce qui n’était pas pour faciliter la pénurie de main d’œuvre dans l’industrie touristique.

Cédric avait surtout entendu parler de la gestion financière rigoureuse voire rigoriste des auvergnats mais des basques, jamais. Soudain la réputation de JLB lui apparut comme une révélation, c’était un fanatique des jeux de mots « ils me collent aux basques » ; « François gère comme un basque ». C’était évidemment un test ! Cédric esquissa un sourire forcé et Jean-Luc lui rendit la pareille d’un trait beaucoup plus sincère, non sans retirer une certaine fierté de sa boutade, son crâne légèrement dégarni luisait de malin plaisir.

— Je vois que vous êtes réceptif, nous allons pouvoir rentrer dans le vif du sujet. Donc mon chez Chabricole, dans votre papier, vous insinuez que nous vivons dans une utopie et vous prétendez que la bulle de la publicité en ligne est prête à exploser alors que le marché a atteint 427 milliards de dollars ! Pour étayer votre thèse, vous faîtes en plus un parallèle avec les marchés financiers. Là sincèrement j’ai du mal à suivre ! Interrogea-t-il d’un air circonspect.

—  Tout à fait répondit Cédric. Le marché de la publicité en ligne s’est largement inspiré de celui des salles de marché. Par exemple, on achète des publicités programmatiques aux enchères en quelques clics, à une vitesse vertigineuse l’inventaire publicitaire et la position des annonces sont mis à jour grâce à de nombreux algorithmes. On vend de l’espace publicitaire comme on vend des confits de canards ! Dit autrement, on regroupe des moments d’attention en actifs liquides distincts qui sont achetés et vendus sans difficultés sur un marché mondial, jour et nuit.

Duplanqué les écoutait d’une oreille, préférant se concentrer sur sa partie de Fortnite sur laquelle il assouvissait son ressentiment en démolissant quasi exclusivement les joueurs Canadiens. Mais l’argument fît mouche auprès de Jean-Luc qui repensa tout à coup à sa résidence secondaire à Monségur qu’il devait rejoindre pour le week-end et à sa compagne Véronique, véritable cordon bleu. Le confit de canard était sa spécialité. Il s’en léchait déjà les babines.

— Bon d’accord se reprit-il. Et justement les marchés financiers se portent plutôt bien ? Pourquoi êtes-vous aussi pessimiste jusqu’à faire un rapprochement avec la crise des subprimes. On frôle la démence, vous me prenez vraiment pour l’idiot du village ? Dit-il en regrettant cette expression un peu désuète qui trahissait l’âge du capitaine.

—  Pourtant j’ai découvert des similitudes frappantes surenchérit Cédric. L’opacité du marché est un vrai point d’interrogation. Comment pouvons-nous savoir si les messages publicitaires influencent réellement la grande masse d’internautes, de lecteurs et d’auditeurs dans le monde ? Je m’explique. Premièrement, avec le très grand nombre de transactions effectuées en programmatique, il est impossible de savoir avec précision où une publicité finit par apparaître et pourquoi. Un autre exemple, les plates-formes proposent à certains acheteurs et vendeurs un accès privilégié à des places de marché privées sur un canal moins encombré, plus concurrentiel, favorisant une politique tarifaire à deux vitesses et générant ainsi de l’ambiguïté sur la valeur réelle d’une publicité.

JLB écarquillaient les yeux dubitativement, identiques à la première fois qu’on lui avait présenté une poutine comme LA spécialité québécoise. Sans se démonter et bien que trahi par son regard hébété, il demanda au jeune prospectiviste de dérouler sa démonstration.

— Je poursuivrais sur ce point Monsieur Bourrin, je veux dire Jean-Luc, se reprit rapidement Cédric. Google et Meta concentrent la majorité des budgets d’annonceurs et leur chiffre d’affaires provient à 90% de la publicité. Ainsi l’apparente gratuité des services pour l’utilisateur est en réalité financée par les annonceurs ! De plus, ces plateformes reversent très peu d’imposition dans le système fiscal des pays depuis lesquels ils dégagent de colossaux bénéfices, surpassant même le PIB de tout un pays. Surtout, ils sont à la fois juges et parties. Google fournit même pernicieusement Analytics, un logiciel d’analyse du trafic des sites Web, la firme maîtrise ainsi la chaîne de bout en bout depuis la gestion des annonces publicitaires (avec AdWords, AdSense) jusqu’aux résultats statistiques (Analytics). Enfin, je terminerais sur ce point : aucun organisme n’est habilité à vérifier quotidiennement la fiabilité des données. Quand bien même ce tiers existerait, privé ou public, on pourrait s’interroger sur sa propre légitimité puisque sa viabilité dépendrait de la pérennité du système dans lequel il s’inscrirait. CQFD ! Conclu-t-il avec l’assurance inébranlable d’un camelot.

—  J’avoue mon cher Cédric que vous me surprenez par votre éloquence, décidément votre carrière de basketteur du banc de touche a porté ses fruits, je dirais même plus, a porté ses agrumes puisque visiblement couper les citrons à la mi-temps était votre spécialité, lança-t-il d’un ton condescendant comme pour reprendre l’ascendant sur son employé. Enfin bon, il y a quand même des utilisateurs qui cliquent sur ces maudites annonces, sinon qu’est-ce que je vais pouvoir répliquer aux P&P ?

—  Je ne sais pas ce que vous allez argumenter auprès des Canadiens répondit Cédric tout en remarquant que JLB l’avait appelé pour la première fois par son nom, signe qu’il avait gagné une écoute attentive. Je peux vous assurer en revanche que les clics ne corrèlent pas forcément avec de réels utilisateurs. Une étude précise que 8% des internautes sont à l’origine de tous les clics sur les annonces en ligne. Même Google a publié un rapport suggérant que 56% de toutes les annonces diffusées sur Internet ne sont jamais vues par un humain. Que dire des bloqueurs de publicité qui se généralisent et qui détournent les recettes publicitaires à leur profit en laissant des portes ouvertes à certains annonceurs prêts à payer pour passer au travers des barrières. Les fermes à clics gonflent artificiellement les taux de clics des publicités et des robots qui parcourent l’Internet. Un rapport d’Abode conclut qu’environ 28% du trafic sur les sites Web montre des signes d’activités non humaines. Le Financial Times a découvert que des escrocs prétendaient vendre un faux inventaire publicitaire de leur propre site Web pour 1,3 million de dollars par mois ! L’usurpation de nom de domaine est effectivement une autre arnaque fréquente dans la fraude publicitaire. Dois-je poursuivre ?

En ponctuant sa pluie d’arguments par une question qui n’en était pas une, un silence pesant se fît ressentir, à peine perturbé par la publicité cacophonique de l’application Spotify que venait de lancer Duplanqué dans son coin, toujours scotché sur son smartphone, avant de s’apercevoir que ses écouteurs sans-fil étaient déconnectés. « Bourredel mes écoutilles » s’exclama-t-il. Ce qui eut le mérite de réveiller Jean-Luc d’une longue apnée intellectuelle, son regard semblait perdu dans un vide intersidéral. Cédric jubilait d’avoir cloué le bec à son rédac chef avant que ce dernier ne se reprenne.

« Votre argumentaire m’a laissé sans voix, pourtant je ne suis pas le dernier au karaoké, ni sur la piste de danse, j’ai même inventé le moonwalk inversé, ce qui m’a rendu célèbre dans une vie nocturne et arrosée à Montréal. » Cédric remarqua qu’il avait une fâcheuse tendance à décentrer le sujet et à se mettre au-devant de la scène pour ne pas perdre la face. Avec cette parade verbale, Jean-Luc semblait s’être suffisamment enhardi pour poursuivre la discussion.

— Je vous ai bien écouté Chabricole. Vos chiffres sont convaincants, j’espère que vos sources sont plus fiables que les données ne sont vérifiables sur les plateformes d’enchères publicitaires. Comment tout ceci peut finalement contribuer à la formation d’une bulle ? J’y vois simplement un système avec des failles structurelles.

—  C’est exactement cela ! Renchérit Cédric surpris de cette réplique bien sentie. Deux facteurs ont de l’importance complémentaire ici. Du côté de la demande, il faut un flux d’argent suffisant pour faire grossir une bulle malgré les faiblesses structurelles du marché concerné. Du côté de l’offre, il faut que divers acteurs tirent profit de ce flux d’argent. Parallèlement les agences de marketing et les entreprises de technologie publicitaire sont soumises à des incitations perverses qui les poussent à laisser ce flux d’argent circuler librement et à constamment stimuler le marché. Toutes les parties prenantes doivent trouver un intérêt financier à ignorer les signaux d’avertissement et à laisser le marché poursuivre sa croissance même lorsque la sonnette d’alarme est tirée.

—  Le marché de la publicité en ligne n’a pas l’apanage des budgets marketing ! S’agaçât Jean-Luc tout en se remémorant son plan d’actions annuel et la part majoritaire de ses investissements dans la publicité en ligne.

—  Et bien si justement, la croissance météorique de la publicité en ligne s’est faite au détriment des médias traditionnels de l’attention comme la télévision, la radio, les journaux qui doivent renouveler leurs modèles économiques sous peine de disparaître du paysage médiatique. Le marché de la publicité numérique s’étend sans tenir compte de la réalité du fonctionnement des publicités. Les bulles finissent toujours par éclater et avec fracas, conclut Cédric d’un ton paroissial comme s’il proférait l’ultime sentence, avec clairvoyance et fatalisme.

—  Mais si tout explose… Alors c’en est fini de mon challenge Linkedin !? Quel sens pourrais-je pouvoir donner à mon job ! »

En entendant le mot code « challenge Linkedin », Ludovic avait déjà dégoupillé la bouteille du champagne Dom Pérignon et il s’interrompit immédiatement à la lecture du visage fermé et inquiet de son co-fondateur. Il ressentait même une forme de compassion et se remémorait avec émotion, leurs premières années de collaboration où les articles n’intéressaient que leurs familles et leurs amis intimes. Ils en avaient fait du chemin. Arrivaient-ils dans une impasse ?

Des cris de plus en plus proches venaient distinctement perturber cette séquence mélancolique. Des pas de plus en plus pressés semblaient s’approcher quand soudain la porte s’ouvrit dans un vacarme retentissant. Lorsque François pénétra dans la pièce, il s’exclama :

— Bourrin, c’est la fin !

— La fin de quoi bon Dieu ? jura Jean-Luc avec inquiétude.

— Vous n’avez pas entendu les infos ? La bulle de la publicité en ligne a explosé ! Des lanceurs d’alertes ont tout balancé ! Un dossier long comme mon bras ! Tout le monde panique, Zuckerberg est parti se cacher dans le métavers, plus personne ne sait où il se trouve, c’est malin. Google annonce la fermeture de Adwords et de tous ces services relatifs à la publicité en ligne, c’est un cataclysme. J’en passe ! Mon job est foutu ! Je peux déjà mettre en vente mon appartement à Saint-Jean-de-Luz pour assurer mes arrières. Mais comment ? Si je ne peux plus faire de publicités en ligne, c’est inextricable !

Pendant quelques minutes, le temps était comme suspendu. Plus personne n’osait prononcer un seul mot, même Ludovic avait décroché de son smartphone et semblait lui aussi happé par l’instant fatidique qui se jouait. Seul Pierre semblait complétement détaché de la scène, il avait déjà anticipé et misé sur d’autres leviers de visibilité que la publicité en ligne. Son entreprise Le sourire de la banane n’en serait que très peu affectée, il avait choisi un nom à sonorité philanthropique voire caritative, mais ses objectifs étaient bien commerciaux. C’était même l’opportunité de vendre davantage. Les vertus de la vitamine B6 et C pourraient constituer des antidépresseurs naturels face aux nombreux burn-out que la crise allait soulever dans toutes les agences marketing. Cédric rompit finalement ce silence pesant.

— Malgré la justesse de mes analyses, je ne pensais pas que nous étions si proches de l’explosion de la bulle.

— Vous aviez raison, j’avais tort de vous sous-estimer, reconnu Jean-Luc. Qu’allons-nous devenir ? Que va devenir l’Internet où la publicité était le modèle dominant pour gagner de l’argent ?

— Nous sommes à l’aube d’une saine révolution, une Fête, assura Cédric avec une confiance qui ne laissait aucun doute à ce qui allait suivre. Certes, nous avons trop attendu, la bulle a éclaté d’elle-même sans que nous puissions y remédier. La solution la moins pire c’était sans doute de provoquer une crise gérable pour anticiper les conséquences. Nous serons certainement privés de la possibilité de répartir de façon juste et équitable les coûts sociaux liés à la récession qui va s’en suivre, avec des effets domino inattendus et désastreux.

— C’est ce que vous qualifiez comme une saine révolution ? Interrompît Jean-Luc d’un ton dépité. C’est l’anarchie oui ! Au moins les Canadiens me ficheront la paix et je retournerai me pavaner à Monségur !

— Je vous l’assure, essayez d’imaginer le mieux au lieu du pire. D’abord, je crois que notre vie privée n’en sera que meilleure, libre et désintéressée. L’adage « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » appartiendra aux reliques du passé. Nos comportements ne seront plus analysés et manipulés pour asservir des algorithmes gloutons et des taux d’engagement infinis. Nos smartphones n’auront plus l’utilité de nous écouter et nous géolocaliser en permanence pour pousser sournoisement des publicités. Enfin, la société a jusqu’ici construit des communautés virtuelles uniquement dans le cadre d’un Web structuré par la publicité numérique, comme les réseaux sociaux. Nous étions enfermés dans un système pernicieux qui nous rongeait jusqu’à notre propre humanité. Nous allons pouvoir imaginer un Internet totalement différent avec des modèles économiques plus transparents, éthiques et à impacts positifs.

En seulement quelques mots, Cédric avait irradié la scène d’une ferveur et d’un enthousiasme qui contrastaient avec tous les stades émotionnels traversés par le rédac-chef qui n’avait d’autres mots pour conclure cette folle matinée :

« Duplanqué ! Tournée générale de champagne ! Au moins avec cette cuvée, les bulles sont garanties ! ».

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